L’astre du jour achevait sa traversée récurrente dans la voute spatiale et se déclinant vers le repos mérité, il passait le flambeau à l’astre de la nuit.
Ce dernier avait à peine commencé à darder sa faible lueur parmi les hauts arbres qui enlacent le petit hameau, que l’agitation en lui se faisait de plus en plus forte, autour d’un d’entre eux qui trônait au milieu d’une grande cour. On s’activait à planter le décor propice à l’une des activités des plus remarquables de ce petit hameau, celle au cours de laquelle les êtres humains se transformaient en des ombres bigarrées, projetées de part en part, par un immense feu de bois, autour duquel ils s’attroupaient pour prêter leur ouïe et tous leurs autres sens à celui qui, tel un timonier regentait leurs émotions et imaginations fertiles, par des contes qu’il exhalait. Il les avait reçu lui-même des aïeux, chargé de la mission impérieuse d’en perpétuer l’essence et le contenu, comme socle de la cohésion sociale au sein de cette petite communauté d’êtres humains.
C’est ainsi que le conte et tous les facéties qui entourent sa déclamation par des conteurs patentés, est un des vestiges fondamentaux des civilisations millénaires bantoues et d’autres peuples sur le continent africain. On s’abreuvait aux contes comme les végétaux se désaltèrent de la sève qui remonte des racines, qui les nourrissent et maintiennent leur ancrage à la terre qui les porte. Ce qu’on languit aujourd’hui après ces moments merveilleux où le conte se faisait roi dans nos us et coutumes, berçant délicatement ce lien indéfectible nous unissant à l’ancestralité bienfaitrice. Qu’on ne peut qu’être ravi de les avoir sous les yeux, qui nous replongent dans cet ambiance mirifique de « soir au village », mis en musique par le légendaire Manu DIBANGO et qui malheureusement semble à jamais révolue.
Au moins, avons-nous, commis comme par un génie bienfaiteur, un ouvrage, recueil de contes qui s’invitent davantage à être écoutés, qu’à être lus dans l’atmosphère féerique qui leur servait jadis de réceptacle. Il y a longtemps que je languissait après une telle atmosphère, que je l’ai finalement eu, ou presque, en parcourant l’ouvrage : « L’argent n’a pas d’oreilles et autres contes » de Béatrice MENDO.
Dix contes sertis de diamants plusieurs carats, serait-on tenté de dire. Un très bel exercice d’écriture, en fait de transcription en langage scripturale, de ce qui apparaît comme substrats essentiels de l’oralité. Car, si le conte africain se déclame dans l’oralité, plus qu’il ne s’écrit, ici, elle lui donner sa pleine substance qui apparente son écriture à une déclinaison verbale. Tant la simplicité déconcertante du langage, malgré la hauteur soutenue des termes, accompagne la lecture du texte. Une écriture toute en légèreté, qui rend bien compte de la profondeur de tels substrats patrimoniaux. Des contes libellés dans toute la subtilité des tournures de phrases de jeux de mots, parfois du caractère asymétrique de la transposition des éléments idiomatiques, des fois allégoriques, mis en description pour leur faire épouser une certaine réalité. Tout cela donne de la profondeur et de la puissance à l’œuvre. Le contenu de ces dix contes, tels des tableaux de peinture ou des morceaux de musique, en vaut vraiment le détour.
À ce niveau, nous avons aussi bien le texte que les illustrations imagées pour en accompagner l’expression, qui valent elles aussi le détour. La particularité de cet ouvrage réside dans l’évocation de situation et phénomènes mis en scène autour de personnages humains ou zoomorphes, dans des paraboles sobrement construits et doublés de proverbes remarquables pour en dégager la pertinence, ainsi que des leçons utiles. Caractéristique fondamental du conte africain : dégager des leçons utiles à l’appui du récit et ainsi transmettre des valeurs quasi atemporelles. Sauf que cela est fait de façon significativement subtil que cela n’en a pas l’air. En somme, l’auteure peut alors déconstruire des contre-valeurs qui gangrènent la société africaines égarée dans l’hybridité du modernisme occidental aux abois et à contrario, distiller des valeurs pérennes s’appuyant sur leur ancestralité. Chaque conte se présente ainsi comme une ode à la vertue et récrimination pestiferante à des maux à expurger, comme : l’avarice, la morgue, la paresse, la calomnie, la concupiscence… À l’appui du conte écrit, des représentations iconographiques tout aussi subtiles du point de vue esthétique, viennent parachever le travail de visualisation des situations et phénomènes évoqués ou suggérés.
Visite guidée à l’intérieur des contes
Le premier conte (L’argent n’a pas d’oreilles »), nous promène dans les méandres de l’affirmation de l’humanisme vrai qui devrait être placé au-dessus des considérations matériels, à travers le personnage principal du vieux père pauvre, gratifié de richesse par un génie, richesse qu’il refuse pourtant de partager avec sa famille pourtant à son service depuis plusieurs années et qui mourra seul avec son argent, sans oreilles pour le soulager de ses gémissements et récriminations, son avarice notoire et sa vénalité ayant fait le vide autour de lui, tandis que les siens sont affectés aux soins à apporter à la nature, sous la direction bienfaitrice du génie qui en est protecteur. On peut apprécier au passage les deux illustrations qui s’enchevêtrent au texte montrant le vieillard abandonné sur son divan rempli de pièces d’or, après avoir obtenu cette richesse, après sa requête exprimée auprès du génie.
« Une rencontre décisive » présente un jeune homme (Assouk Biyong), mu par la soif de découverte des choses merveilleuses de la terre, sans jamais s’arrêter sur rien, qui du fait de cette absurdité, va passer à côté de l’opportunité offerte par une rencontre décisive qui aurait pu lui sauver la vie, s’il s’était donné la peine d’écouter de la part d’une vieille dame, cette vérité toute simple : « Profite de l’instant ; en lui germent les heures, les jours, les mois, les siècles et l’éternité. » Le tout illustré merveilleusement de deux dessins colorés, montrant dans un premier temps la rencontre décisive entre celui qui coure après le temps, se lassant vite des choses déjà vues et celle qui l’a pleinement accompli et dans un deuxième temps, le bougre ligoté avec la corde qui lui a été remise, transporté vers un destin funeste, bricolé contre lui par le temps qui s’égraine inlassablement.
L’opportunisme se mêlant à la gloutonnerie va perdre « Les deux mangeurs de chauve-souris« , qui, subissant les affres de la famine au cours d’un voyage vers l’inconnu, vont se réfugier dans une grotte tapissée desdites bestioles, en s’en repaissant au-delà de l’exagération, ce qui ne manque pas de les plonger, ainsi que tout le village dans l’infamie et la disgrâce, de mangeurs de chauve-souris. D’ailleurs, les dessins illustratifs montrent le contraste frappant entre les deux personnages en quenouille, à la silhouette famélique pénétrant dans la grotte dans la première image et les mêmes épaissis différemment suivant l’excès du chef par rapport à celle du serviteur, au point où il leur est impossible de s’extirper de l’antre de la honte, dans la deuxième.
Le quatrième conte met en exergue les effets dévastateurs de la paresse, dans laquelle s’est réfugié un homme, se trouvant toutes sortes d’excuses pour ne pas s’activer comme tout le monde dans le village et se laisser nourrir du foufou pétri dans les efforts des autres, jusqu’à ce que le procès avec sa conscience et son ventre de qui il subissait moultes récriminations finisse par avoir le dessus sur cette vie de fainéantise. Les supports visuels mettent en lumière les deux situations, de l’homme se prélassant dans l’oisiveté au milieu du village vidé de sa substance humaine, partie s’activer au champ ou à d’autres besognes et l’autre où le même se refuse de se nourrir du foufou à en mourir, parce qu’en proie à un procès intérieur, dans l’indifférence de ceux qui s’activent.
L’histoire de Sakro Koh (le gros crocodile) et de Kankoh (le varan) est l’objet du cinquième conte aux atours allégoriques (« Le pantalon du crocodile« ), dans lequel ce dernier se prétendant cousin du premier va abuser de son hospitalité, jusqu’à ce que l’équilibre soit rétablie par le pantalon cousu pour chacun et que la morgue du varan l’empêche de le porter, n’ayant pas su comme l’autre comment s’y prendre pour y ranger sa queue, rendant proverbiale cette parole : « qu’un crocodile qui se coud un pantalon, sait très bien où il rangera sa queue ». Pour illustrer les frasques de la vanité, les supports visuels mettent en scène les deux « cousins » en conversation lors de leur première rencontre et dans la séance d’essayage de pantalons qui finira par les séparer.
« Le lion et la femme à la bouche amère« , nous sert le mélodrame qui conduira une mauvaise bouche, de qui on disait qu’elle pourrait tuer un lion à se faire dévorer par un lion auquel elle s’attaqua, après avoir « laver et repasser » copieusement tout le village, les animaux, la forêt, y compris la savane, comme quoi la médisance et la méchanceté gratuite qui nourrit la bouche, creuse aussi sa tombe. Les deux illustrations décrivent à merveille comment la vanité maladive va conduire la bouche pendante hors du village des hommes, jusqu’au lion roi pour se faire finalement dévorer, sans que ses remords de dernière minute n’y change rien.
Un guerrier invincible, terreur invétéré de toute une contrée, va finir par être terrassé sans bagarre par le saltimbanque du village, dont l’arme létale n’a été rien d’autre que le rire ; provoqué chez ce un colosse redoutable, par l’audace de ce dernier à le défier et à houspiller sa morgue par la vue du rébus du genre humain qu’il lui servit dans une scène ubuesque où manchot, sourd, muet, aveugle se trémoussaient, au point où son hilarité débordante finit par lui faire passer de vie à trépas. Traduit de fort belle manière par les illustrations mettant en exergue les atouts terrifiants du colosse et son renversement par le rire.
Dans le conte suivant, « Le clou qui dépasse appelle le marteau qui passe« , l’auteure met en scène un personnage principal, Tanor Beli, vivant dans le seul village d’un royaume dirigé de main de fer par un roi sévère, qui était paisible et que le lascar s’attelait à rendre invivable, du fait de sa propension à désobéir aux ordres, à être contre tout et tout le monde et qui au final sera livré par le roi, au supplice ininterrompu du marteau cognant sur son crâne comme un clou. Les éléments illustratifs montrent l’incarnation de la désobéissance et de la nuisibilité, entrain de mettre le feu aux plantation de ces voisins, et de l’autre côté se faire condamner par le roi sévère, à subir « la colère du marteau qui passe, et repasse, encore et encore.
On voit sur la première illustration, représentés le boucher vaniteux et son épouse, qui lui suggère de rabibocher l’un de ses vieux boubous, pour aller à la rencontre du roi et qui s’y refuse, préférant en emprunter un neuf et sur l’illustration suivante, on le voit devant le roi entrain de vanter le fameux boubou qui lui a été prêté par un inconnu, avec pour condition ultime de ne jamais suer à l’intérieur. Sauf que, c’est ce qu’il va faire, lorsque le roi lui fera savoir que ce boubou lui appartient et lui a été volé ; il mourra alors de morsures de scorpion beliqueux, mais avant cela : « Le boucher revit sa femme qui lui disait : « Il vaut mieux laver son vieux boubou, que d’emprunter un neuf » ». Comme quoi la morgue et la vanité peuvent nous coûter cher, quelque soit la beauté des atours dont on les pare. Belle leçon à tirer du neuvième conte, « Le boubou neuf ».
On boucle la boucle avec une allégorie intéressante autour des orteils d’un pied d’homme, qui en portrait six, celui qui semblait être en trop subissant la persécution de ses pairs, jusqu’à une tentative d’ablation, mais, qui finit par être le chouchou, voire par se trouver une âme sœur dans un autre pied de femme amoureuse du mâle. Tel est la teneur du dernier conte : « La valse des orteils ». Sur les illustrations correspondantes, le pied de mâle apparaît avec ses six orteils, dont le petit Mignouce vachement en souffrance et sur la dernière, on voit côte à côte les tourtereaux réunis, y compris « les fleurs de ce magnifique couple aux pieds fleuris d’orteils ».
Après ce tour panoramique des dix contes mis en bouche par l’auteure, on salue au passage la maestria dont elle a su faire preuve dans cet exercice délicat de faire revivre de tels agrégats, de leur donner une contemporaineté, qui ne leur départissent pas de leur ancestralité. Surtout convient-il de dire quelque mots sur l’auteure ; voici d’ailleurs ce qu’on a pu soutiré à son propos dans le dossier de presse, fort riche en enseignements, comme c’est le cas de ses contes si goûteux :
« Après des études de philologie romane, de communication sociale et de sciences sociales, Béatrice Mendo aujourd’hui fonctionnaire au ministère des finances, écrit comme pour
exaucer la prière de la vie qui voudrait qu’en son honneur des mots soient couchés sur une page. Elle a publié un recueil de nouvelles « La vie se moque d’être aigre-douce » chez l’Harmattan en 2014 et « Le sang de nos prières » chez Le lys bleu en 2018, un roman sur les souffrances qu’imposent la secte islamiste Boko Haram aux populations dans le septentrion. Elle a participé à un ouvrage collectif « La violence n’est pas que physique » publié chez Adinkra en 2021. Elle explore aujourd’hui le territoire féerique et allégorique du conte, toujours riche d’enseignements. »
On peut aussi rendre un vibrant hommage à la jeune maison d’édition littéraire, Adinkra, qui se présente ainsi : « ADINKRA est une maison d’édition indépendante, spécialisée dans le livre africain pour enfants, à travers sa propre plateforme digitale d’abonnement en ligne www.adinkra-jeunesse.com qui sera accessible au grand public en début d’année 2022… »
Cependant qu’on peut regretter de n’avoir pas plus d’informations sur les deux auteurs illustrateurs (Paul MONTHÉ & Oswald Seulle), qui ont signé les supports illustrés si expressifs accompagnant le texte écrit et lui donnant des perspectives visuelles remarquables. Sans oublier Armand KEULEU aka Keulion, à qui on doit le visuel graphique qui orne la première de couverture, et qui dans son style caractéristique, traduit bien la complexité du conte africain, mais dont la simplicité déconcertante est déroulée dans ce recueil, autant qu’on perçoit aisément l’allusion à l’oralité par la représentation stylisée d’une oreille, mais qui bien sûr se prolonge à travers des écrits qui peuplent ce magnifique ouvrage.
Que du nectar ! Chapeau bas Béatrice MENDO et à tous ceux qui ont accompagné ce projet !
Vivement, que vive le conte, comme par le passé !